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lundi 30 mai 2016

« L'Union européenne a accru nos problèmes », entretien avec Marcel Gauchet (2/2)







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A l'occasion de la parution de son dernier livre, Comprendre le malheur français (Stock, mars 2016), le philosophe Marcel Gauchet a accordé à L'arène nue un long entretien, traitant principalement de l'identité politique de la France dans le cadre européen actuel. Cet entretien a été publié en deux volets. Celui-ci est le second. Le premier volet est consultable ici
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Vous concluez votre ouvrage en affirmant : « La France ne sera plus jamais une grande puissance : et alors ? ». Ça fait un peu mal à entendre a priori. Qu'est-ce que ça signifie exactement ?

Est-ce si difficile à comprendre ? Il est possible d’être de taille modeste et de se montrer inventif et pertinent face à des problèmes qui se posent à tout le monde. Cela demande de la liberté de manœuvre. Nous l’avons perdue dans le gros machin qu’est l’Union européenne telle qu’elle fonctionne aujourd’hui. Celle-ci a la taille, mais elle ne nous apporte pas pour autant de solutions. Elle a plutôt accru nos problèmes.

Pourtant, les Français ont peur de quitter l'Europe. La raison en est qu'ils redoutent de ne plus être dans le peloton de tête. La France est un pays qui fait la course en tête dans l’invention moderne depuis le départ. C'est un pays qui a eu l'ambition, tout à fait noble et respectable, d'être l'un de ces lieux où s'invente le monde. Où s'invente la bonne forme de gouvernement, de vie collective... mais aussi de cadre matériel. Nous sommes un pays de science, un pays de savants, d’inventeurs, d’ingénieurs, plus soucieux d’ailleurs, en général, de la qualité intellectuelle de leurs travaux que de leurs retombées économiques. C’est le revers de la médaille. La France a les défauts de ses qualités.

Raison de plus pour ne pas craindre une remise en cause du cadre européen....

Si, car pour beaucoup de Français, l'Europe est ce qui nous permet d'être dans le coup, ce qui nous raccroche au mouvement général du monde. Ils n’ont plus confiance dans leurs propres forces et ils se disent qu’en liant leur destin à une grosse locomotive, ils ont une chance de rester dans le train de l’histoire.

 ____ « dans la médiocrité ambiante, beaucoup se disent qu'il vaut mieux, somme toute, être indirectement gouvernés par Angela Merkel que par nos piteux prétendants »___


Pensez-vous que les Français préfèrent un grand projet qui leur fait du mal à l'absence de grand projet ?

Et à l'absence de projet tout court ! Si nous avions en France une concurrence de grands projets, avec un personnel politique porteur d'idées fortes et d'une vraie vision collective, on pourrait prendre le risque d'une rupture. Mais dans la médiocrité ambiante, beaucoup se disent qu'il vaut mieux, somme toute, être indirectement gouvernés par Angela Merkel que par nos piteux prétendants. Le fait qu'il n'y ait pas d'offre politique convaincante sur le marché ne nous aide pas.

Nous parlions à l'instant de la survivance des nations en Europe. Or les entraves mises à la souveraineté de ces nations par l'intégration supranationale provoque en retour l'émergence d'extrême-droites un peu partout. Ne doit-on pas s'inquiéter de voir ainsi s’installer une prévalence de la conception ethnique de la nation ?

Ce n’est pas là que vont mes inquiétudes. Je ne vois de conception ethnique de la nation nulle part par en Europe, à part peut-être, de manière résiduelle, à l'Est, en raison de l’héritage des problèmes maintenant très anciens des « nationalités ». Je pense en particulier à la Hongrie, pays maltraité par le traité de Trianon, à l’issue de la première Guerre Mondiale, et où de ce fait la revendication nationaliste prend un tour aigu.

Marcel Gauchet
Ce qui donne cette impression d'un possible retour de revendications ethniques, c'est que le principal carburant des extrême-droites est la question migratoire. Pas pour des raisons ethniques mais pour une raison purement politique : le refus de l'impuissance publique. L’immigration donne le sentiment d’un phénomène subi, non contrôlé, sentiment que le traitement du problème par le droit ne fait qu’aggraver, puisque celui-ci fait signe, à la limite, vers la liberté d'installation de chacun où il le désire.

Fondamentalement, les mouvements d'extrême-droite que l'on voit fleurir partout sont des mouvement d'appel au politique. Et au politique dans son acception la plus fondamentale, à savoir la capacité, pour une collectivité, de régir son territoire et sa population. On peut appeler ça « souveraineté » si on le souhaite. Mais l'idée de souveraineté est presque trop élaborée par rapport à ce socle élémentaire. Il s'agit très simplement du désir d'être maître chez soi, d'avoir prise sur le cours des événements. En plus s'est ajouté là-dessus, avec l'infiltration terroriste, la question de la sécurité. Or garantir la sécurité est un attribut absolument fondamental de l’État !

Être maître chez soi, ça n'implique pas seulement d'avoir prise sur les mouvements de personnes. Il s'agit tout de même aussi d'avoir prise sur l'économie...

Bien entendu. L’idée d'une ouverture économique totalement libéralisée, et donc subie, est tout aussi délétère. La promesse de l’État-nation souverain, en effet, est qu’il est possible de contrôler ce qui se passe dans la sphère économique – ce qui n’a rien à voir avec la prétention de l’administrer. Il est vital, en particulier, de maîtriser les rapports de la sphère économique interne avec la sphère économique externe, sauf de quoi l’existence même de la communauté politique échappe à ses membres.

______« Fondamentalement, les mouvements d'extrême-droite que l'on voit fleurir partout sont des mouvement d'appel au politique »______

On le voit, ce sont des données primordiales de la condition politique qui sont en jeu. La faillite de l'Europe vient justement du fait qu'elle ne répond nullement a ces problèmes. Elle est une construction apolitique par excellence, une sorte de terrain vague politique. Or jamais une communauté humaine ne supportera longtemps d’être réduite à un terrain vague.

Y'a-t-il un lien entre cet effacement du politique et cette sorte « d'obsession identitaire » que l'on sent partout ?

Il faut s'entendre sur ce que l'on appelle « obsession identitaire ». Là encore, je crois qu'il est nécessaire de dégonfler ce vocabulaire excessif en essayant de cerner les réalités qu'il désigne.


Ce qui provoque partout l’activation des identités, c’est l’ouverture des sociétés sur le dehors mondial et l’obligation de se redéfinir par rapport à lui. Il s’y ajoute en Europe la contradiction avec cet édifice abstrait qu'est la construction européenne. Celle-ci, au nom d'une vision complètement technocratique de l'économie, inflige des règles uniques à des gens divers. Ces derniers se sentent alors agressés dans ce que l'Histoire les a faits. Cas typique : les services publics à la française, qui sont un des grands acquis de la République. Les Français y sont profondément attachés, et voilà qu'on vient leur dire que tout cela n'est pas efficace, que ce n'est pas moderne, au nom d’une vision très abstraite de l’efficacité économique qui ne tient pas compte de la visée propre des services publics. Leur finalité, c'est de maîtriser le territoire dans une optique égalisante. Pour les Français, c’est une partie intégrante de leur vision de l’égalité. Va-t-on appeler « obsession identitaire » le fait de se sentir attaché à ce type d'acquis historiques ? Il n’y a rien que de très compréhensible et de très innocent dans le fait de tenir à pareille conception forte de la vie en commun que l'on sent agressée par une pseudo-rationalité hors-sol.

_____ « Le choc était inévitable entre ces identités très ancrées et, en surplomb, une vision bureaucratique des règles générales, teintée d'obsession comptable. »_____


Même chose pour le droit européen, totalement indifférent à la réalité de la vie des peuples. Les traditions juridiques nationales sont pourtant très puissantes. Des notions aussi communes que, par exemple, « la liberté », sont vécues au quotidien de manière assez différente selon qu'on est Anglais, Allemand ou Français. C'est cela, « l'identité ». C'est un peu impalpable, souvent difficile à définir, mais c'est une façon d'être au quotidien qui engage profondément les individus. Le choc était inévitable entre ces identités très ancrées et, en surplomb, une vision bureaucratique des règles générales, teintée d'obsession comptable.

Dans votre livre, vous insistez beaucoup sur la question de la « mondialisation néolibérale ». J'aimerais revenir sur votre critique du néolibéralisme, qui comprend en deux temps. D'abord vous pointez bien sûr le triomphe du néolibéralisme économique. Ensuite, et c'est moins habituel, vous critiquez l'attention croissante portée aux « droits individuels ». Vous semblez parfois rejoindre les thèses de Jean-Claude Michéa sur l'unicité du libéralisme – économique et « culturel ». Pourtant.... n'avez-vous pas l'impression, justement, que la logique du néolibéralisme économique poussée à son maximum finit par nuire aux droits des individus ? Comment jouir de ses droits individuels lorsqu'on est, par exemple, dans l’insécurité économique et dans la précarité financière permanentes ?

Ce que vous évoquez là, c’est la critique classique des droits formels par rapport aux droits réels. Elle est effectivement réactivée par les retombées des politiques néolibérales. Mais le point nouveau réside dans la place accordée aux droits individuels. Il faut ici procéder par comparaison avec le libéralisme classique. Celui-ci admet l'existence d'un corps collectif préalable : l’État-nation. A l'intérieur de ce cadre, le libéralisme prête aux individus un certain nombre de droits politiques et personnels qui doivent être mis à l’abri des atteintes du pouvoir collectif - les garanties judiciaires, la propriété et ce qu’on appelle les libertés fondamentales.

Ce qui s'est produit dans la période récente, c'est l'extraction, au nom de l'universalité des droits individuels, des individus de tout cadre collectif. Leur existence est posée indépendamment de toute appartenance, de telle sorte qu’entre le monde et les individus, il n'y a plus rien. Toute institution, toute construction collective, est supposée dépendre du consentement des individus qui en sont membres. C'est la différence essentielle entre le libéralisme classique et le néolibéralisme : le second sort les droits individuels du cadre politique, lequel devient second et contingent.

Ce qu’il faut comprendre, en outre, pour avoir l’idée de la dynamique néolibérale, c’est le lien entre les droits et les intérêts. Un individu qui a des droits a aussi des intérêts. Et il a le droit de faire valoir ses intérêts. Entre individus dotes d'intérêts, il ne peut y avoir que des contrats. Dès lors, l'association politique n'est que l'un de ces contrats. Et pour arbitrer en cas de conflit, il n'y a que le marché. Il n'y a plus d'autorité supérieure pour formuler des règles d'intérêt général. Voilà comment s'entrelacent le libertarisme des droits et le libéralisme des intérêts.

Évidemment, des contradictions finissent par se présenter à un moment entre la logique des droits et celle des intérêts. La logique des intérêts veut que le meilleur gagne. Le problème c'est que quand on est perdant, on perd non pas la titulature de ses droits, mais la faculté de les exercer. On touche le point de contradiction que vous signaliez.

Les néolibéraux ont bien vu la faille et ils ont imaginé la parade. Exemple typique de ce qu'un néolibéral peut accorder – on y vient d'ailleurs, et cela m'inquiète beaucoup – c'est le revenu universel. Il n'y a pas de justification de fond à la proposition. Simplement, les néolibéraux ont bien compris que sans des arrangements de ce genre, leur système est politiquement en péril. Un tel accommodement a minima peut permettre de rendre acceptable la formule du marché universel.

Mais... pour distribuer le revenu universel, il faudra quand même passer par l’État !

Bien sûr ! Et un État qui risque de ne pas être minimal, si l’on regarde toutes les implications de l’idée. C'est pour cela que je vous dis que c'est injustifiable d'un point de vue théorique. Il ne s'agit que d'une mesure pragmatique, que l'on mettra en place pour faire taire les gueulards. Et pour faire renter chez elle la Nuit Debout.

Nuit Debout
Tiens, c'est assez étonnant. Dans vos récentes apparitions médiatiques, on vous a senti plutôt en sympathie avec ce mouvement.

Plutôt, oui. J'avoue que tout ce qui est susceptible de remuer un peu la politique officielle me semble bon à prendre. En plus, ce type de mouvements a une vertu essentielle dans le long terme, qui est de mettre en mouvement des gens, qui étaient à mille lieues de tout militantisme. Le hasard des circonstances les met dans la position de réfléchir à des choses auxquelles ils n'avaient jamais pensé, et c’est pour eux un autre chemin qui s’ouvre.

Je ne suis pas naïf, je n'attends aucune révélation de la place de la République. Je ne pense pas que la Constitution que la Nuit Debout est en train d'écrire va résoudre nos problèmes. Il se dit beaucoup de bêtises sur la place de la République, mais peu importe. Dans dix ans, je ne serais pas surpris que l'on réentende parler de figures qui auront émergé d'un tel mouvement. Il faut être ouvert à tout ce qui représente un peu de vie.

____ « La France est un pays qui conserve une vertu essentielle : la capacité d'invention, en particulier politique. N'oublions pas par exemple que ce sont les Français qui ont inventé la construction européenne. Ils feraient bien de s'atteler à la repenser »____ 


Peut-on conclure de cet entretien que la France reste un pays vivant ?

Il est toujours vivant en profondeur, même si les apparences peuvent parfois en faire douter. C'est aujourd’hui un pays tétanisé par la peur de décrocher du peloton de tête de la grande Histoire, où il a acquis quelques titres de gloire assez éminents. Mais c'est un pays qui conserve une vertu essentielle : la capacité d'invention, en particulier politique. N'oublions pas par exemple que ce sont les Français qui ont inventé la construction européenne. Ils feraient bien de s'atteler à la repenser. Cela ne me paraît pas irréaliste.

La seule chose que l'on doit craindre, c'est que s'installe pour de bon l'idée que nous ne sommes plus grand chose, que notre heure est révolue, que nous appartenons au passé. Ce serait une erreur fatale, car un tel jugement est « performatif », comme on dit en termes savants : il produit des attitudes qui le font entrer dans les faits. Le problème principal de notre vie politique se résume à la simple question suivante : « qui saura redonner aux Français la confiance dans leur pouvoir d’invention ? ».


Pour (re)lire la première partie de l'entretien, c'est ici. 



2 commentaires:

  1. Il est gentil, M. Gauchet, mais c'est qui "les Français" dont il nous parle? Droite et gauche qui se haïssent? Populations immigrées africaines qui, au mieux, n'en ont rien à foutre, au pire détestent la France "historique" pour une bonne part? La France est victime de "suicide assisté", alors c'est quoi aujourd'hui "les français"???Les "gens et les peuples qui habitent "ensemble" l'hexagone??

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  2. il n'est pas du tout "gentil" Mr Gauchet, c'est bien la moindre des qualités qu'on peut lui concéder, mais la question est pertinente.

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