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lundi 9 janvier 2012

« Toutes les fautes de l’UE en matière financière sont parties de la City ! »

   - Entretien avec Hervé Juvin - 

Hervé Juvin est est économiste et essayiste
 Il est notamment l'auteur de « Le renversement
                 du monde », Gallimard 2010.
 Son site : juvin2012.com


Coralie Delaume. L’euro vient d’avoir dix ans mais cet anniversaire a été célébré dans l’inquiétude plus que dans la joie. Pourtant, le dernier « sommet de la dernière chance » a abouti a un accord dit « 17 + », qui semblait porteur d’espoir. Cet accord est-il une réelle avancée dans la voie du sauvetage de notre monnaie, ou est-ce un leurre ?

Hervé Juvin. Les sommets dits «  de la dernière chance » se suivent et se ressemblent… et la presse anglo-américaine n’a pas tort de considérer qu’aucun sommet n’a apporté la solution à la crise de l’euro ! Pourquoi ? Parce que ce qu’il est convenu d’appeler la crise de l’euro est un effet de la crise américaine et de l’insoutenable explosion financière anglo-américaine.

Il n’y a donc pas crise européenne à proprement parler ?

Disons qu’il y a bien un problème d’excès de dépenses publiques en Europe. De même, il y a  bien un problème avec l’euro-mark, surévalué pour les pays du Sud. Mais cela seul ne justifie pas la crise actuelle.

Pour les « eurosceptiques », le mal est dans le principe même de l’Union monétaire, qui serait proche de l’explosion. C’est ce que répètent semaine après semaine les grands quotidiens et magazines anglo-américains, avec une constance qui relève de l’idéologie, ou du rideau de fumée. En réalité, la décomposition politique américaine est probablement bien plus avancée et plus grave que la crise européenne, et les banques américaines bien plus en risque que leurs homologues européennes : si elles avaient à faire jouer les CDS (credit default swap) [1], la totalité du système bancaire américain exploserait.

Pour les « euroconfiants », l’Europe progresse à son rythme et selon ses règles, en prenant son autonomie à l’égard des modèles, des systèmes et des diktats anglo-américains. Si Hermann van Rompuy peut dire que l’année 2011 fut « mirabilis annus » pour l’UE, c’est parce qu’il juge que l’accord de décembre engage celle-ci sur la voie de la convergence fiscale, de la cogestion budgétaire, redonne aux pays fondateurs leur rôle, assure peu à peu l’autonomie de l’Europe à l’égard des agences de notation, des marchés anglo-américains, et éloigne de l’Union les prédateurs comme la Grande-Bretagne, la Tchéquie et quelques autres inféodés à Washington. Crier ainsi victoire demeure toutefois prématuré. Nous verrons en 2012. Car ce qui se joue ici n’est pas économique mais politique.

Revenons à cet « excès de dépenses publiques en Europe » que vous pointez du doigt. Comment analysez-vous la crise européenne de la dette ?

Les Américains ne veulent pas payer l’impôt, les Européens ne peuvent plus payer l’impôt ! La fuite en avant des dépenses publiques (folie des collectivités territoriales en France, suradministration, multiplication des assistances inconditionnelles, etc.) est insoutenable.

Elle ne suffit pourtant pas à expliquer la crise de la dette, d’autant que, à la différence de la Grèce, dans la plupart des pays européens, et notamment en France, la machine fiscale fonctionne, et fonctionne bien : peu d’argent échappe à l’impôt.

Folie dépensière, donc. Mais alors, comment expliquez-vous qu’un pays aussi endetté que le Japon, par exemple, ne connaisse pas les mêmes problèmes que l’Europe ?

Prenons l’exemple de la France. Deux erreurs y ont été commises. D’abord, celle du recours massif aux capitaux extérieurs pour financer la dette. L’Agence France Trésor s’est félicitée que 70 % de la dette publique de la France soit détenue à l’étranger ! C’est oublier qu’une dette détenue par les nationaux n’est rien d’autre qu’un impôt différé, et que l'inflation peut la réduire. A l’inverse, une dette détenue majoritairement à l'extérieur reste une dette, et le défaut est le seul moyen de la diminuer vraiment [2].

En interdisant à nos résidents d’acheter des titres de dette publique, nous avons bradé la souveraineté nationale pour quelques points de base de taux d’intérêt en moins ! Le Japon, bien plus endetté [3], n’a pas de problème parce que 90 % de sa dette publique est détenu par ses propres résidents !

Seconde erreur : l’achat de la paix sociale par l’argent public, non contrôlé et non administré, comme le démontre la politique du financement associatif aussi bien que celle de l’assistance, avec les effets de rente auxquels les deux donnent lieu, et qui vont être, plus que la dette, à l’origine de la grande colère des classes moyennes à venir.

Comment doit-on interpréter l’attitude du Royaume-Uni lors du dernier sommet européen : son comportement de « cavalier solitaire » est-il le fait d’un égoïsme condamnable, ou ce pays défend-il légitimement ses intérêts nationaux ?

David Cameron a été élu avec l’argent de la City, notamment des hedge funds, et défend des intérêts particuliers qui se confondent de moins en moins avec ceux de la Grande-Bretagne : ceux de la minorité dont l’argent décide des élections.

Toutes les fautes commises par les pays de l’Union en matière financière sont parties de la City, à commencer par les fameux « trois D » - déréglementation, désintermédiation, décloisonnement – du Big Bang de 1986 [4], qui ont détruit les institutions boursières continentales, et avec elles la confiance des investisseurs. La City est un lieu funeste où la finance criminelle a libre cours, et qui n’a pas sa place en Europe.

Dans le même temps, la politique traditionnelle anglaise reprend son cours. Elle a toujours consisté à briser tout projet d’union de l’Europe continentale, considéré comme une menace pour l’indépendance britannique. Avec le concours intéressé des Etats-Unis, elle est toujours parvenue à casser l’unité de l’Europe. Nous verrons bientôt si elle y parvient une fois encore.

Cette attitude a priori égoïste des anglais ne témoigne-t-elle pas d’un échec patent de l’Europe post-nationale ? De manière paradoxale, n’assiste-t-on pas, à mesure que celles-ci se départissent de pans entiers de leur souveraineté (monétaire, budgétaire), à un réveil des nations d’Europe ?

Le mouvement est en effet contradictoire, et les débats qui ont pris un tour imprévu autour du « directoire allemand » imposé à l’Union par la seule puissance qui affirme avec constance une stratégie d’autonomie à l’égard de la finance anglo-américaine, sont frappants.

La résurgence des sentiments nationaux est brutale, notamment en France à l’égard et de l’Allemagne – Bismarck, les casques à pointe – et de l’Angleterre – Jeanne d’Arc, Toulon. Ceci devrait conduire à réfléchir davantage ceux qui saluent la sortie de l’Angleterre de l’Union et accueillent avec plaisir l’ordre allemand en Europe continentale. Les Français sont-ils gouvernables comme les Allemands ? Il y a quelques raisons d’en douter. Il y a quelques raisons d’estimer que nous nous trouvons devant des choix historiques, devant lesquels nos dirigeants, hommes de tactiques et d’habiletés plus que de vision et de conviction, sont singulièrement démunis.

Il y a aussi quelques raisons de considérer que l’état d’apesanteur politique dans lequel la naïveté mondialiste et sans-frontièriste a tenu la majorité des européens - le monde est une grande famille, et autres poncifs -  ne va pas n’aidera guère à répondre à des questions dont il a été répété sur tous les tons qu’elles ne se  posaient pas - par exemple, celles de la souveraineté nationale.

Eh bien si, ces questions se posent ! Et nous n’en avons pas fini avec notre condition politique, malgré les sottises déversées depuis des décennies sur l’unité planétaire et la démocratie mondiale !

Mais comment l’Europe peut-elle encore renouer avec sa condition politique ? N’est-il pas trop tard, et ne sommes nous pas d’ores et déjà en train de « sortir de l’Histoire » ?

Les épreuves, les crises, les guerres, rappellent toujours que l’homme ne vit pas seul et que l’individu n’est rien sans l’infrastructure omniprésente des institutions et des systèmes qui assurent sa survie. C’est le point aveugle de l’idéologie des Droits de l’homme : l’homme moderne est certes un homme qui a des droits, mais encore faut-il dire qui assure ces droits, qui organise et qui paie.

La vérité est que ces droits lui sont assurés par la société politique dont il est membre, dans un cadre défini dans l’espace par la frontière, et dans le temps par l’identité.

L’Europe, en devenant la zone la plus ouverte du monde à tous les courants de capitaux, de biens, de services et d’hommes, a voulu rompre avec sa condition politique, refuser de se donner une frontière et d’affirmer son identité. Quel exemple significatif que ces billets sans visage pour l’euro !

Pourtant l’histoire est en marche. L’Europe va devoir, très vite maintenant, dire ce qu’elle est, et ce qu’elle n’est pas. Et, selon l’intuition du philosophe Rémi Brague, elle se fera bien davantage en se séparant de ce qui n’est pas elle, qu’en s’unissant à l’intérieur. C’est le défi d’une citoyenneté européenne à venir.
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[1] Un Credit Default Swap (CDS) est un contrat de protection. Il doit en principe être déclenché pour protéger les souscripteurs de titres de dette des pertes générées par un « évènement de crédit » (un défaut).
[2] Voir Hervé Juvin, « Retrouver l’autonomie politique de la France », Le Monde du 29/09/2011.
[3] La dette publique du Japon équivaut à 200% de son PIB, soit la proportion la plus importante parmi les pays développés.
[4] L’expression « Big Bang » désigne l’ensemble des mesures de libéralisation des marchés financiers anglais décidées en 1986 par l’administration Thatcher.

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7 commentaires:

  1. "une dette détenue par les nationaux n’est rien d’autre qu’un impôt différé, et l'inflation peut la réduire. A l’inverse, une dette détenue majoritairement à l'extérieur reste une dette, et le défaut est le seul moyen de la diminuer vraiment"...
    euh ..une dette publique est toujours un impôt différé! et la question de savoir si on peut la diminuer par l'inflation dépend de la monnaie dans laquelle elle est libellée, non de qui la détient: en monnaie nationale on peut; en devise étrangère on ne peut pas. La dette américaine est largement détenue pas des étrangers, mais libellée en dollar, par ex. Elle peut donc être monétisée et diluée par l'inflation.

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  2. Rarement autant de lucidité et de simplicité dans le propos furent dites!
    Remarquable.
    Beaucoup de "spécialistes" médiatiques feraient bien de s'inspirer de ces arguments et réviser leurs piètres "convictions".

    G.M. le 10 janvier

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  3. Mais dis moi Coralie en 1986 c'était pourtant la (gauche) qui était au pouvoir non ?

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  4. @poussantg :
    Tout à fait !
    Mais il n'est un secret pour personne que la gauche, à cette époque, avait ouvert la fameuse "parenthèse libérale" de 1983.
    Parenthèse pas encore refermée à ce jour....

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  5. En fait cette gauche qui ne l'était plus, avait déjà perdu les législatives de mars 86

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  6. Bonsoir

    Encore un blaireau qui agite le spectre des dépenses publiques sans reconnaître les errements pour ne pas dire plus de la politique fiscale menée par les gouvernements en faveur descatégories sociales les plus élevées, ne parlons pas des allègements de charge et autres aides publiques pour le secteur privé, heureusement que des économistes atterrés et F Lordon nous propose d'autres explications et solutions, nous sommes face à une crise du capitalisme et de dettes privées il serait bon de le rappeler !

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